Avec Élisa Aloiso et Gonora La Grave

Quelle perte évoque Elisabeth Bishop quand elle écrit son poème “One art” ? Évoque-t-elle la fin de l’amour ou la mort de son amante Lota de Macedo Suarez qui s’est tuée de chagrin ? Dans l’art de perdre, il n’est pas dur de passer maître, nous répète-t-elle – sorte de mantra programmatique. De la perte de ses clefs à celle de son pays, le poème va crescendo, additionnant ses pertes jusqu’à frôler l’indicible – ce qui ne peut être confessé que dans un poème : la perte ultime, celle de l’être aimé. Il y a, à la fin du poème de Bishop, une injonction quasi hurlée, pourtant contenue dans une parenthèse, un débordement encadré, un impératif artistique : celui d’écrire. D’écrire la perte. C’est la petite voix dans l’oreille de la poétesse qui l’enjoint à énoncer le verdict final, à annoncer qu’en amour aussi, dans l’art de perdre, il n’est pas si dur de passer maître. Même s’il y a là comme un (écris-le !) comme un désastre. Et de la perte naît le poème. Et de l’échec naît l’horizon. Alors – poème fataliste ou poussée utopique ?

On va parler d’amour et de cinéma ce midi, mais aussi d’écriture et de performance. On va parler d’un film qui, comme le poème d’Elisabeth Bishop, crée à partir de la perte et déploie son énergie de vie. Et pour en parler de ce film, intitulé “Gonora La Grave (Suzanne après l’amour)”, j’ai le plaisir d’accueillir Elsa Aloisio à l’écriture et à la réalisation. Bonjour Elsa. Et Gonora La Grave, sujet filmique hypnotique et percutant. Bonjour Gonora.


Récemment, j’ai découvert un nouveau poème de Elisabeth Bishop en lisant un livre de José Esteban Munoz intitulé Cruiser l’Utopie, l’après et l’ailleurs de l’advenir Queer. Ce poème s’appelle Invitation à Miss Marianne Moore et dedans, Bishop invite sa destinataire à la rejoindre en volant à tire d’aile au-dessus du pont de Brooklin. Munoz nous dit de ce poème qu’il est une invitation à désirer différemment, à désirer plus et à désirer mieux. Et au-delà du poème de Bishop, ce que Munoz s’évertue à nous répéter tout le long de son essai, c’est que nos échecs et nos bégaiements, nos excès et nos désirs sont une sortie utopique hors du temps straight et ses impératifs libéraux et capitalistes. Qu’est-ce que votre film Elsa Aloisio et Gonora La grave, votre film à quatre mains, si ce n’est une invitation à sortir du temps qui file droit, ce temps qui nous voue à l’échec, en tant que nous sommes des êtres du tâtonnement, du travestissement et du désir. Merci Elsa, merci Gonora pour votre présence dans le studio de Campus FM. Le film est projeté ce soir au Salmanazar à 20.00 et sera suivi d’un extrait de la performance La Gonorance par Gonora et Victor. 

– Alice Baylac
dans La Midinale, saison 2021-2022.