Avec Miel Pagès

“C’est ce que les gens disent toujours à propos de l’art, ou de tout autre moyen de mesurer le temps, ou quand il s’agit de se lancer dans des collections. Qu’eux aussi, ils pourraient le faire – évidemment qu’eux aussi pourraient le faire ; la question, c’est de savoir si oui ou non, ils vont passer à l’acte.” Ce sont les mots de Kate Zambrano dans son diaire contemplatif et inspiré, “Dérive”, où elle parle aussi bien des selles de son chien que de l’enfance de Rilke. Si je choisis ces mots pour introduire cette émission, c’est parce que de façon très souple et anodine, Zambrano fait passer cette idée de l’écriture comme mesure du temps. D’une écriture qui ambitionnent comme une collection, avec lenteur et intensité. S’exerce quotidiennement et de façon anecdotique. Puisque lire c’est écrire, prendre des notes c’est écrire, regarder des films c’est écrire, recopier c’est écrire. Il y a la fois quelque chose de décomplexant dans cette idée et de très engageant. 

Quand je lis ces mots de Kate Zambrano, je pense à Miel Pagès – je pense à la totalité de l’écriture chez Miel Pagès qui précisément n’arrête jamais de lire – en passant de Pat Califia à Lacan – de prendre des notes dans son carnet de vélin noir, de regarder des films et d’en faire / d’écrire enfin. Je pense à cette générosité qui l’applique à son bureau et j’imagine les fantômes qui passent sous ses paupières quand elle sort son stylo pour coucher des glyphes informes sur un bout de papier. Je la retrouve à cet endroit de mystère où personne ne sait trop dire ce qui se joue dans la poésie, si elle a sa vie propre, s’il faut accepter parfois qu’elle fasse vibrer des cordes que l’intentionnalité ne peut atteindre. Lire Miel Pagès est une expérience totale, qui exige un lâcher prise – une mise à disposition de soi pour rencontrer sa langue. C’est un abandon, celui qui ouvre chez soi une septième lèvre – titre de son premier recueil paru aux éditions Blast – par laquelle chuinte le désir, le manque et l’indicible. Lire Miel Pagès, c’est poser des pansements sur la béance, c’est broder des sequins à ses larmes, c’est côtoyer les anges qui nous garrottent le cœur. Vous l’aurez compris, elle est l’invitée de La Midinale en ce mercredi 18 mai – C’est un honneur, un plaisir, un bonheur. Bonjour Miel Pagès.


Dans son essai “Testo”, Junkie, Paul B. Preciado crache entre les pages d’une autofiction shootée aux hormones – la visibilité m’excite ! Néon, projo, flash, paillette et caméra : pour ma part, enfant, j’imaginais toujours que quelque part quelqu’un me filmait en secret et que mes camarades de classe se réunissaient pour regarder ensemble des heures et des heures de rushs sur ma vie. Ma vie privée. Être regardé, surtout dans les interstices, surtout où ça coince, surtout quand ce n’est pas permis, surtout quand on fait des choses peu orthodoxes. On sent rapidement que cette chaste distinction entre privé et public ne fait pas vraiment sens. Il y a des choses très vraies qui se passent derrière les portes closes. Écrire des poèmes pour se rencontrer derrière les portes closes. Écrire des poèmes pour contrôler sa narration, sauter de soi à soi d’ellipse en digressions, de métaphores en énumération. Enfin, dans son ouvrage “I Love Dick”, Chris Krauss avance que : “La lecture tient une promesse que le sexe se contente de faire, mais ne remplit que rarement – devenir plus grand de la langue de l’autre, de sa cadence, son cœur, son esprit.” On ne peut que certifier que lire “La septième lèvre”, empourvoie le cœur et élève l’âme ! N’attendez plus cher.es auditeurices et courez en librairie. Merci Miel Pagès d’avoir accepté mon invitation. 


– Alice Baylac
dans La Midinale, saison 2021-2022.

Plus d’infos :
https://mielpages.com/